Histoire du personnage
11 juin 1985, New YorkJe viens d’avoir 5 ans
Les yeux écarquillés par l’horreur, planté au milieu d’un bar imbibé d’alcool que les derniers clients viennent de quitter, je me tiens bêtement à l’un des tabourets dans l’espoir d’avoir le courage de me cacher dessous.
« Arrête ! Arrête p*tain pas devant Maël ! Arrête ! »
Maman hurle si fort que j’arrête de pleurer le temps de m’éloigner un peu plus. A reculons. Pour ne rien manquer de ce spectacle amer et effrayant dont je n’arrive pourtant pas à me détacher. Je ne m’entends plus pleurer, le flot de larmes est continu et désorganisé.
Maman pleure, elle aussi. Elle ne veut pas que papa se mette à crier encore ce soir, elle ne veut pas de ses coups. Ils continuent de tomber, entre deux insultes que je ne déchiffre pas. Seule la haine et la folie me parviennent. Me sont familières.
« Arrête ! C’est son anniversaire, s’il te plait… Arrête… »
Il n’a aucune raison, juste la pulsion. Il lui porte une dernière claque avant de quitter la pièce. Je me recroqueville, mes yeux ne se détachent pas de ma mère en sanglots. Je finis par la rejoindre, elle nous console longuement, sans un mot.
11 juin 1990, New York« Merci à tous d’être venus, c’était important pour nous. »
Maman m’aide à souffler les dix bougies sur le gâteau que nous pouvons ensuite partager avec mes grands-parents, Tom, Sarah, Elliot et leurs parents. Le bar n’a jamais accueilli autant de gamins ! C’est génial, j’ai même droit à des cadeaux et nous passons l’après-midi à jouer ;
Quand le soir tombe et que nous nous retrouvons seuls, avec ma mère, je me love dans ses bras et regarde avec angoisse les bouteilles alignées dans le meuble.
« Papa va bientôt rentrer ? »
« …oui. Bien sûr. Il va bientôt rentrer, tu verras. »
« Tu as envie qu’il rentre ? »
Maman me répète que oui, elle attend son mari, comme toutes les épouses, comme toutes les mamans attendent les papas de leur enfant. Cette logique me paraît évidente, à l’époque. Quand papa rentre néanmoins, je ne trouve aucune raison qui justifie cette fameuse attente…
11 juin 2000, New York« Ne sois pas stupide Maël, ta mère peut se débrouiller sans toi ! Quel âge tu as bon sang ?! Ça te fait si peur de me suivre ? Mon père peut nous héberger près de la fac, tu rentreras quand tu veux ! »
Sarah est une jeune femme pleine de charme, souriante, tendre, attentive, séduisante. Je m’en suis rendu compte il y a quelques années seulement. Pourtant je l’ai toujours connue. Toutes ces années d’école, ces goûters, ces jeux. Désormais nous partageons le même lit et j’ai la certitude que nous partagerons le reste de notre vie.
Mais Sarah ne sait pas. Ou ne sait pas tout.
Je ne trouve aucune excuse valable, et puis, elle a raison. Je ne peux pas rester coincé ici toute ma vie. En réalité, je rêve tellement de m’éloigner. Je ne veux plus voir ces bouteilles, entendre les cris, encaisser les coups.
Convaincu, je demande à Sarah de m’attendre : il est temps que j’annonce mon départ. L’université m’attend, la vie d’étudiant, et pourquoi pas l’avenir professionnel que me vend celle que j’aime ? En entrant dans le bar de mes parents, je suis étouffé par la crainte mais surtout la lâcheté. A ma grande surprise, mon père accepte. Je ne lui apporte rien, et on connait la chanson. Ma mère, émue et souriante, belle comme jamais, m’encourage de tout son cœur.
Le mien se fend. Si je la laisse…
Elle m’aide à replier mes affaires, je serai parti dans deux jours ! Deux jours, bien assez de temps pour que l’ivresse et la stupidité déclenchent une nouvelle dispute.
Je descends en courant jusqu’à leur chambre car les cris et les bruits sont anormalement inquiétants. La porte se dégonde quand je l’ouvre et je tombe nez à nez avec le monstre qui me sert de père. Dans ses mains la bouteille, brisée, au sol ma mère, inconsciente. C’est trop de souffrance, tant d’années de silence, de douleur. Je lui saisis le poignet et l’oblige à sortir de la pièce. Il braille, je ne l’entends même pas. Je le pousse et le repousse encore, jusqu’à ce que nous atteignions le petit salon. De son autre main il me colle une première baffe, puis se met à rire grassement. Il semble heureux. Il libère sa violence, sa bêtise.
Quand il me frappe pour la troisième fois, je relâche ma prise et l’attrape à deux mains. Le verre me tranche le bras mais je ne m’interromps que lorsque son dos rencontre le mur. Il n’a pas le temps de recommencer. Je tape moi aussi. Mon poing s’écrase sur son visage déjà maculé de sang alors que je le tiens d’une seule main. La rage a des parfums de liberté, de soulagement.
C’est ma mère qui me demande d’arrêter.
En la voyant ainsi animée, je quitte cet état bestial et me précipite au sol, à ses côtés. On se met tous à pleurer. Pathétiques, déséquilibrés, brisés. Doucement je la relève, tournant le dos à mon père, ignorant ses excuses.
J’aurai mieux fait de lui prêter attention. Le temps que j’aille chercher de quoi la panser dans la salle de bain, il en profite pour la violenter de nouveau.
Alors je me retourne, vide, perdu, mauvais.
11 juin 2001, New York« Un an dans cette maison de redressement, te voilà libre, et tu ne sais pas ce que tu veux faire ? »
L’équipe d’encadrement à tout fait pour m’aider à la réinsertion. Après la mort de mon père, j’ai été arrêté et confié à un avocat commis d’office. Il a évoqué l’état de nécessité et j’ai échappé à l’accusation de meurtre. Avant d’atteindre ma majorité, les juges ont préférés me faire passer par la maison de redressement.
« Ta mère est bien entourée, au centre. Tu peux voler de tes propres ailes maintenant. Tu ne devais pas aller à l’université ?... »
11 juin 2015, New York « …Bonsoir maman. »
J’entre dans la petite pièce et relève légèrement le store pour mieux détailler la silhouette de ma mère. Je m’installe près d’elle, et, comme si rien n’avait changé, comme si je n’avais pas disparu de sa vie pendant près de 15 ans, je lui raconte mon parcours.
J’ai retrouvé Sarah en arrivant à Boston. Nous avons fait nos études de droit ensemble, puis nous sommes partis faire le tour de l’Europe. Une année que je n’oublierai jamais. Aussi enrichissante que passionnante. Je suis rentré seul. Sarah est restée en Espagne. Elle s’est mariée il y a quelques années.
Après avoir travaillé six ans dans un cabinet d’avocats spécialisés en affaires familiales, j’ai monté mon propre cabinet il y a trois ans. Il tourne bien. Je n’ai pas de thèmes favoris, mais ma renommée vient d’affaires médiatisées et/ou controversées. J’ai défendu des causes très discutables et bientôt, les contacts de la pègre cherchait à me contacté.
« Ne t’en fais pas maman, je ne suis pas devenu l’avocat du diable. »
Presque, en fait. Alors je suis rentré. New York me manquait. Maman me manquait. Mais c’est maître Porter qui est la raison de mon retour. Notre avocat prend sa retraite et, après avoir mûrement réfléchi, j’ai accepté son offre : je reprends son cabinet.
11 juin 2017, New YorkMa mère nous a quittés il y a quelques mois. Je suis triste, mais soulagé. Ce monde était trop laid pour elle. Elle a vu et vécu trop de monstruosités, j’avais hâte qu’elle puisse souffler. J’aurai aimé pouvoir lui apporter davantage. Des petits enfants, une vraie stabilité, plus d’amour.
Elle est ma fierté, à jamais.
Ce soir, je fête mon anniversaire avec deux collègues, une greffière et la secrétaire. On boit un coup, en terrasse, alors que je suis déjà impatient de pouvoir rentrer.
Je vis dans un duplex élégamment décoré, presque impersonnel. Un large piano dans le salon, une immense bais vitrée, des canapés de cuir, quelques tableaux aux tonalités sobres. J’aime m’isoler ici, prendre des distances avec les tribunaux, les flics, les accusés, les journalistes, les soirées mondaines et les filles d’une nuit.
Quand une nouvelle journée démarre, je remets mon costume de juriste cynique et prétentieux, charmeur et intransigeant.
Chacun sa carapace.